M. Couillard,
Je marchais au hasard des flocons tout à l’heure. Au détour d’un coin de rue, j’ai été happé par la beauté de l’hiver. La ville s’offrait un rare silence, comme étouffée sous la neige. Les arbres de part et d’autre de la rue étaient nappés de blanc, les carcasses des voitures étaient ensevelies, le trottoir se découpait dans l’horizon comme un long chenal blanc. Bercé par toute cette paix, il m’a semblé que le moment était bien choisi de vous écrire.
Je ne sais pas à quel groupe vous apparteniez, enfant. Celui qui construisait bonhommes de neige et forts ou celui qui les démolissait. Je me souviens du bonheur qui nous habitait à la première neige, quand la dernière cloche avait sonnée et que les heures se déployaient devant comme une promesse réitérée de plaisir. Le bonheur d’ériger les murs de notre fort. C’en était un inutile, qui ne défendrait aucune armée ni ne se prêterait à une aucune guerre. Nous ne le construisions que pour la simple satisfaction d’avoir bâti quelque chose ensemble. Puis nos mères inquiètes nous rappelaient à elle et nous regagnions nos foyers en abandonnant derrière nous notre œuvre éphémère.
Le soir venu, la plupart du temps, quelques gamins démolissaient notre construction. Le lendemain, nous avions une idée vague de l’identité des démolisseurs. C’étaient ceux pour qui, déjà, la vie était difficile. Ceux à qui on en demandait plus qu’on en promettait. Ceux qui souvent se peinturaient dans le coin, ne surgissant que pour tenter d’imposer la terreur. On n’accusait pourtant personne, et puis d’ailleurs c’était une première leçon de l’impermanence des choses.
Je me rappelle à ces souvenirs parce que cette semaine, au premier jour de la tempête de neige, mes voisins ont passé quelques heures joyeuses à faire un bonhomme de neige sous ma fenêtre. Ils sont dans la jeune vingtaine, trois Français qui vivent leur premier hiver. Ils sont venus me demander la permission. Leur appartement donne directement sur le trottoir, mais devant chez moi, j’ai un petit mètre carré de bitume, tout juste ce qu’il fallait pour leur projet. J’ai trouvé qu’ils me faisaient un beau cadeau.
Tandis que j’écrivais dans mon bureau, j’entendais des cris joyeux s’échappant de ma fenêtre. Quelques fois, ils se lançaient des boules de neige par la tête, tentant d’échapper aux tirs comme si leur vie en dépendait. Le bonhomme gagnait en stature et leur plaisir ne dérougissait pas. Quand je suis sorti pour aller travailler, je leur ai donné quelques carottes et, de retour du boulot, le bonhomme tenait le guet à côté de ma porte, m’offrant les traits souriants et orangés de la carotte.
Le bonhomme vécut heureux un jour de plus, en m’accueillant chaque fois d’un sourire radieux. Mais ce matin, alors que je sortais prendre une marche pour profiter de la neige encore acharnée dans le ciel, le bonhomme était décapité. La petite boule qui faisait office de tête n’avait pas roulée d’elle-même, dans la langueur d’un dégel. Non. Pendant la nuit, on l’avait frappée de plein fouet. Sa tête était redevenue un éclat de neige, qui était allée se mêler au tapis blanc. Les morceaux de carotte gisaient épars sur le trottoir, seuls vestiges de son visage.
J’ai pensé à la personne qui était passée devant chez moi cette nuit et qui avait eu le brûlant besoin de décapiter le bonhomme de neige. Elle n’avait probablement pas voulu mal faire. Peut-être qu’elle revenait du bar en rotant ses bières de trop, et que la violence à laquelle elle se refusait depuis des semaines était passée par la tête du bonhomme. Je ne savais pas, mais je ne lui en voulais pas. J’ai plutôt entrepris de rouler la neige sur le sol et de refaire une nouvelle tête au bonhomme.
Quelques dizaines de minutes de plaisir simple plus tard, le bonhomme avait retrouvé sa fière allure. À l’aide des retailles de carottes, je refis quelques traits à son visage. Il me manquait cependant quelques morceaux, alors plutôt qu’un large sourire, sa bouche fait désormais un petit « o », comme béat devant le monde qui se déploie devant lui.
Si vous passiez devant chez moi, mon cher Philippe, vous trouveriez deux paires d’yeux qui profitent de la beauté du monde. Le bonhomme est là, pareil à hier, et moi je suis à la fenêtre. Et je veux vous dire que je ne vous en veux pas. Ce n’est pas vous qui avez décapité le bonhomme cette nuit, et je vous devine perdu dans quelque chose de bien plus grand que vous.
Le pouvoir est une arme dangereuse et je comprends que l’on puisse s’y perdre. Vous n’êtes qu’un bourreau éphémère et un jour quelqu’un d’autre aura pris votre place. On vous aura alors oublié, comme aujourd’hui j’ai oublié ceux qui démolissaient jadis nos forts, enfants.
Aujourd’hui, je pense plutôt à tous ceux qui sur le chemin de la défaite, devant les débris de la lutte et les éclats de la violence, ramassent les morceaux et remettent en place la tête des bonhommes de neige. Je pense à mes sœurs et mes frères qui s’acharnent dans la misère et la violence à donner à l’humanité ses lettres de noblesse.
Je pense aux cris heureux de mes voisins et à la statue magnifique d’un bonhomme de neige qui règne sur ma rue. Je pense à tous les forts que mes descendants vont bâtir et à toutes les luttes que nous mènerons encore, et je m’incline devant la beauté de mon Québec enneigé, qui s’apprête à rebâtir ce que la grande nuit libérale aura démoli.
Et en attendant que votre règne appartienne au passé, monsieur, je vous souhaite de joyeuses fêtes. Parce que vous êtes aussi l’un des nôtres, et que comme le disait mon grand-père : « C’est pas parce qu’on est mauvais ministre qu’on fait un mauvais père. »
La main ouverte,
Un citoyen et son bonhomme