4813 morts entre 2003 et 2009
Depuis ces décès récents lors d’interventions policières, les États-Unis doivent faire face à un profond mouvement d’opinion qui conduit à des manifestations dans un grand nombre de villes américaines où le mot «racisme» est sur toutes les lèvres.
Difficile, en effet, d’envisager la question des interventions policières qui se terminent par la mort de citoyens noirs sans passer par le filtre des préjugés raciaux et du profilage qui semblent miner non seulement la façon dont les policiers interviennent, mais aussi celle dont ils sont jugés lorsque ces interventions tournent mal.
Selon un article paru dans Human Rights Magazine sous la plume de Delores Jones-Brown, professeure au John Jay College of Criminal Justice de New York, sur 21 cas survenus entre 1994 et 2009, seulement 3 policiers ont été reconnus coupables alors que plusieurs cas impliquaient des citoyens noirs non armés.
Faut-il en conclure pour autant que les policiers font feu plus facilement quand ils font face à des hommes de race noire et que le système de justice américain protège ces shérifs des temps modernes? Le journal Le Monde a dressé, en août dernier, un portrait troublant des statistiques entourant les 4813 morts liées à une arrestation entre 2003 et 2009 aux États-Unis. On y constate que les Noirs représentent moins de 13% de la population américaine et 31,8% de ceux qui ont été tués par la police. Selon un article du journal La Presse du 25 novembre dernier, un individu de race noir est tué par la police toutes les 28 heures aux États-Unis.
Militarisation et philosophie de l’intervention
Si le ratio d’individus de race noire tués par la police est impressionnant, tout ne peut pas uniquement s’expliquer par le racisme et le profilage qui restent toutefois les facteurs clefs de cette problématique. Après une enquête fédérale de plus d’une année, le ministre américain de la Justice, Eric Holder, a déclaré que la police de Cleveland pratiquait un usage de la force «déraisonnable et inutile» tout en indiquant que des réformes seraient engagées rapidement. À New York, la technique d’étranglement pratiquée sur Eric Garner n’est pas une technique de police autorisée. Plusieurs chercheurs, comme Amélie Escobar, coordonnatrice de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), établissent des parallèles entre la militarisation des forces policières américaines et les tensions de plus en plus fortes lors des interventions policières. Ainsi, au-delà de la problématique raciale se dégagent d’autres paramètres qui tiennent aux méthodes d’intervention qui sont aujourd’hui mises en œuvres par la police.
Il est intéressant de dresser ici le parallèle entre les États-Unis et le Canada, où les méthodes d’intervention l’arme à la main sont devenues très courantes. Au Québec, plusieurs interventions se sont soldées ces dernières années par la mort d’un ou de plusieurs citoyens du fait d’un tir policier. Le 7 juin 2011, Mario Hamel qui avait un exacto à la main et Patrick Limoges, un simple passant, ont été tués à Montréal au cours d’une intervention du SPVM. Aucune accusation n’a été portée contre les policiers que le coroner, Jean Brochu, n’a pas blâmés tout en recommandant cependant l’emploi de «méthodes plus douces, moins coercitives».
États-Unis et Canada, même combat?
L’intérêt de la comparaison avec les États-Unis réside dans le fait que bien que la question du profilage soit souvent évoquée au Canada, celle du racisme peut être en grande partie écartée puisque les statistiques ne font pas apparaître un paramètre racial notable dans les morts d’individus tués par la police.
Pourtant, le nombre de citoyens tués par la police y est plus important que dans plusieurs autres pays comme la France où, pour une population huit fois plus nombreuse et un effectif policier presque dix fois plus grand, le nombre de citoyens tués par la police est deux fois moins élevé. Avec une criminalité moins violente au Québec qu’ailleurs, on pourrait chercher une explication dans les risques encourus par les policiers, mais les statistiques ne laissent aucun doute non plus à ce sujet, puisque la courbe des policiers morts en devoir est en baisse constante tandis que celle des citoyens tués ou gravement blessés suit un parcours à la hausse.
Ainsi, selon les statistiques tenues par le ministère de la Sécurité publique, 72,6% des tirs policiers ayant tué ou blessé gravement un citoyen entre 2000 et 2013 sont concentrés sur la seconde moitié de la période, ce qui dénote une augmentation très importante du nombre de cas d’usage de l’arme à feu sur les six dernières années.
Méthodes expéditives et pas de garde-fou
Sur la base des ces chiffres, on comprend mieux comment les conclusions d’une enquête d’un coroner au Québec peuvent rejoindre celles d’une enquête fédérale à Cleveland.
Malgré un système policier aux méthodes trop coercitives, une certaine régulation pourrait exister du fait d’un processus disciplinaire efficace et d’un contrôle de la loi bien exercé, au Québec par exemple, par le Directeur des poursuites criminelles et des peines (DPCP). Les récents cafouillages qui ont suivi l’enquête indépendante menée après la mort d’un garçon de 5 ans le 13 février dernier dans un accident impliquant un policier de la Sûreté du Québec, ainsi que l’absence de poursuite dans de nombreux autres dossiers impliquant des policiers, ne semblent pourtant pas témoigner d’une rigueur implacable du DPCP en la matière. Sur 416 enquêtes indépendantes menées entre 1999 et juin 2013, le taux final de mise en accusation est inférieur à 1%.
À Québec, en 2012, selon les statistiques du service de police, 25 allégations criminelles ont été portées contre des policiers, qui n’ont donné lieu à aucune mise en accusation.
Quant au processus déontologique, auquel la ministre Lise Thériault invite les journalistes insatisfaits de la police à avoir recours, il est mené par un commissaire qui ne peut légalement contraindre les policiers à comparaître devant lui et qui classe près de 55% des plaintes après un simple examen préliminaire, rejetant en tout 95% des plaintes, qui n’iront jamais devant le comité de déontologie. Au final, pour l’année 2012-2013 par exemple, 2,82% des plaintes auront été finalement transmises au comité, soit une augmentation de 0,57% par rapport à l’année 2008-2009.
Si, aux États-Unis, la question raciale reste pour plusieurs observateurs l’explication centrale des dérapages de certaines interventions policières, l’exemple canadien semble nous indiquer qu’il ne faut pas non plus exclure trop vite une conjonction négative d’une série d’éléments qui sont, entre autres : une intervention trop axée sur l’usage de la force, une formation à améliorer et un encadrement disciplinaire qui ne joue pas son rôle de garde-fou.
Un long chemin à parcourir pour retrouver, comme le souhaite le ministre américain de la Justice, Eric Holder, «la confiance, la coopération et la légitimité».
Sources :
Stéphane Berthomet