Ce film trace bien les contours du « culte de la beauté » dont toutes les femmes font l’expérience amère, à des moments et des degrés d’intensité divers au cours de leur vie. Pas la peine de m’opposer un : « non, non, pas moi! ». Bien franchement, je ne vous croirai pas. Ce n’est pas pour rien que le documentaire suscite autant de réactions. C’est parce qu’il nous parle à toutes. Même à celles qui, contrairement à Mitsou ou Léa Clermont-Dion, n’ont jamais été particulièrement attirées par la mode et les cosmétiques, ou qui n’ont pas une carrière publique qui les confronte perpétuellement à leur image. En fait, c’est ce qui est stupéfiant avec l’obsession de la beauté : elle finit toutes par nous écorcher, à un moment où un autre.
J’ai un souvenir très clair de ma rencontre brutale avec la « beauté hégémonique ». Petite fille, je n’étais pas tellement attirée par le rose, les princesses ou les « choses de madame ». J’aimais l’école, les animaux, les livres et, surtout, les crayons à colorier. Avec mes poupées, je jouais à la maîtresse d’école. J’étais une enfant curieuse et turbulente, qui excellait dans tout. Or, adolescente, je me souviens clairement d’un point de bascule. D’un moment où, soudainement, ce qui suffisait à définir l’enfant que j’étais est devenu obsolète. Pour être validées comme femme, la douance et la vigueur de caractère ne suffisaient plus. Il fallait « quelque chose de plus »; quelque chose comme un effort, à tout le moins, de tendre vers l’image toxique et totalitaire de la femme véhiculée partout, dans les médias et la culture de masse.
À 15 ans, évidemment, lorsqu’on ressent cette pression, on obtempère. On se teint les cheveux, on se maquille, on raccourcit ses jupes, on intègre les paroles et les gestes de la séduction … Mais surtout, on apprend à haïr toutes les « aspérités » qui marquent notre individualité, mais qui débordent du moule rigide qu’on nous impose partout.
Sous le règne de la beauté, c’est en apprenant la haine de soi qu’on devient femme. Et j’ai l’intuition que peu d’entre nous échappent à cette tyrannie.
Oui, tyrannie. Au-delà du simple culte, c’est bien de cela qu’il s’agit. Puisqu’on ne se contente pas de ‘sacraliser’ la beauté physique. On va plus loin. En société, nos standards de beauté excessivement étroits ne servent pas qu’à octroyer des privilèges, ils servent aussi à exclure. Pour ce faire, aucun critère n’est laissé au hasard : âge, poids, grandeur, capacités physiques, appartenance ethnique, expression du genre, statut socioéconomique, même… Et la sanction de toute transgression est rédhibitoire. Conformité ou invisibilité, un point c’est tout.
Les femmes qui débordent du cadre posé sont pratiquement gommées de nos modes représentation et de l’espace public. Pas besoin de chercher très loin pour le démontrer : suffit de constater l’homogénéité des modèles féminins présentés dans Beauté fatale, ou encore de souligner qu’ironiquement, la protagoniste du documentaire est elle-même plutôt conforme aux normes qu’elle remet en question. Sans invalider la démarche, cela force un constat : pour être entendue, encore faut-il bénéficier des privilèges et du capital symbolique nécessaires à se faufiler à travers le « filtre » de la tyrannie qu’on dénonce.
Cela ne veut pas dire que des filles comme Léa Clermont-Dion ou Mitsou devraient, seulement parce qu’elles sont favorisées par le système qu’elles critiquent, renoncer à émettre leurs critiques. Au contraire. Par ailleurs, lundi, Judith Lussier soulignait dans une chronique qu’on ne peut reprocher ses contradictions à Léa Clermont-Dion, puisqu’elle cherche sincèrement à les expliquer depuis plusieurs années. Soit. Cette quête a en effet le mérite de susciter des discussions. C’est louable.
Par contre, relever les paradoxes ne suffit pas. Pour en finir réellement avec l’obsession de la beauté, il y a des conclusions objectives à tirer et des gestes à poser, indépendamment des questionnements personnels. La tyrannie de l’apparence aliène, exclut les femmes et, ce faisant, crée de la souffrance. Beauté fatale l’expose clairement. Comme féministes critiques des normes de beauté en vigueur, la moindre des choses serait donc de refuser catégoriquement d’amener de l’eau au moulin. Il faut refuser de jouer le jeu de l’hypersexualisation. Résister à la tentation de se mettre en scène comme des égéries de mode. Poser clairement que les chirurgies esthétiques et autres aliénations corporelles ne sauraient raisonnablement devenir la « norme ». Dire aussi que l’objectif, ce n’est pas « d’élargir nos conceptions de la beauté », mais bien cesser de faire de la beauté physique une valeur cardinale.
Il faut également nommer les pressions malsaines qui s’exercent sur les femmes, et qui pèsent lourd dans la balance des « choix qu’elles font pour elles-mêmes », relativement à leur apparence. Les injonctions du patriarcat et de la marchandisation du corps ne sont pas des détails. Elles infiltrent le sentiment même d’autonomie des femmes. Comment pourrait-on s’y résigner? Or, en ne prenant que vaguement parti sur ces questions, j’ai l’impression que Beauté fatale, malheureusement, rate un peu sa cible.