Je doute moins parce que je suis moi-même une femme. Que j’ai le cœur qui pompe quand je rentre seule chez moi tard le soir. Que j’angoisse sur la longueur de ma jupe quand je vais acheter du lait au dépanneur. Que je reste toujours sur mes gardes quand je discute avec un garçon, parce que je ne sais jamais quand mon sourire sera interprété comme une invitation. Je le sais, et le sens, qu’autour de moi se trouvent des hommes, parfois bien intentionnés, qui pourraient agir sur mon corps sans mon consentement. Alors quand je lis ou j’entends des histoires d’agressions, parfois « banales », parfois « violentes », je sais de quoi on parle. Je ne suis malheureusement pas surprise.
C’est que, voyez-vous, on vit dans ce que plusieurs appellent une culture du viol. Qu’est-ce que ça veut dire? Ça veut dire que certaines formes d’agressions sont banalisées, et même encouragées. Bien entendu, tous les hommes ne sont pas des agresseurs. Tous les agresseurs ne sont pas des psychopathes/sociopathes/prédateurs. Dans certains cas, les agresseurs ne savent même pas qu’ils agissent mal. Ils font ce qu’ils pensent qu’on attend d’eux. On leur dit qu’il faut qu’ils soient agressifs, qu’ils doivent prendre les devants. Tous les films leur démontrent même qu’il suffit d’insister longuement et de manière persistante pour que la fille de leurs rêves se rende compte, finalement, qu’ils sont l’homme de la situation. Elle continue à s’obstiner et refuser? Petite salope ingrate. Peut-être qu’on devrait lui donner une leçon.
De l’autre côté, la fille doit plaire. Prendre soin des autres. Être à l’écoute et être indulgente. Elle doit aussi être consciente du pouvoir de séduction de son corps, même malgré sa propre volonté. On le sait depuis toute petite, mieux vaut être jolie. Sourire. Mettre en valeur sa féminité. On ira loin dans la vie. Arrive le moment où, dans le bar, on croise un regard, on commet un geste, on accepte une invitation. Le mal est fait. Si tu es allée aussi loin, ça doit être parce que tu as envie d’une relation sexuelle. Tu ne peux quand même plus dire non : tu es là. Pas envie? En même temps, peut-être qu’un peu, sinon, tu serais rentrée chez toi. Alors tu te déshabilles. Il ne veut pas mettre de condom. Ça, ça ne passe pas. Mais il est trop tard. Vous êtes nus. Il a un droit inaliénable à ton corps. Tu dis non, il fait oui et tu rentres chez toi en te disant qu’ils ont sûrement raison. Tu es une petite salope ingrate. Et pour cause, c’est tellement un charmant garçon.
Et nous voilà dans la culture du viol. Elle s’exprime aussi dans le viol conjugal, où le contrat ressemble pour la femme à un serment scout. Elle devrait être toujours prête, peu importe ses propres envies. Son « non », dit, crié ou mimé n’a force de rien à côté du « oui » prononcé devant un quelconque célébrant. On la retrouve également autour des ami-e-s, filles ou garçons, qui ne disent rien quand on dupe une personne tellement saoûle qu’elle a de la misère à marcher. Mieux, on rit; on encourage. On en reparle en trouvant ça drôle. Tu te rappelles la fois quand Machin a profité de l’autre? Oh, la bonne blague. C’est aussi se donner le loisir de remettre en question le récit de la fille et de mettre plus d’importance sur les intentions de celui qu’elle accuse que sur ce qu’elle a pu vivre. Oui, mais ce n’est pas ça qu’il voulait te faire ressentir. « Get over it ».
Il existe une solution. Mais ça demande un profond effort collectif. Changer la culture, ce n’est pas rien. Ça veut dire raconter d’autres histoires que celles auxquelles on est habitué, encourager d’autres gestes que ceux qui sont valorisés maintenant. Il faut non seulement cesser de confiner l’intime dans la honte, mais aussi qu’on passe à une culture du consentement. Non, c’est non, mais il y a tellement d’autres mots, attitudes, situations qui veulent également dire non. « Oui » par contre, ça a le mérite d’être clair. Oui, c’est oui. Et oui, c’est oui pas seulement quand on parle de sexe. En tant que douteuse professionnelle, j’aimerais qu’on se le demande plus souvent, si ça va.
Ça te dérange que je marche avec toi puisque nos chemins se croisent? C’est correct que je prenne un biscuit dans la boîte sur son bureau? J’aimerais vraiment prendre ta main. Et si tu ne veux pas, c’est parfaitement légitime. Je n’insiste pas. Je ne me sens pas blessée dans mon amour-propre. J’accepte que des fois, c’est non. En fait, développer la culture du consentement, c’est sortir de soi, faire attention aux autres, dire qu’on se préoccupe d’eux. Qu’on a de l’estime pour ce qu’ils vivent, ce qu’ils sont. Pour y arriver, il faudrait commencer à se rendre compte qu’on y participe tous et toutes, à cette culture du viol, même (surtout) quand on ne s’en rend pas compte. On n’est pas méchant pour autant. Mais ça fait mal pareil.
Avec le phénomène #agressionnondénoncée, on dirait qu’une brèche s’ouvre. Les propos déplacés lors d’une réunion, les mains baladeuses dans le métro, les partys de famille qu’on a bannis de sa mémoire, tout revient, s’accumule et tisse un portrait qu’on ne peut plus ignorer. On se rend compte que ce qu’on n’est pas seul-e à avoir vécu ces épisodes dérangeants, mais aussi que ça nous est parfois arrivé de dépasser les limites, soit en commettant une agression, soit en en étant complice.
Collectivement, on a essayé de réduire ça à des anecdotes éparses pendant trop longtemps. Collectivement, on est en train de se rendre compte qu’il y a peut-être quelque chose de systémique là-dedans. Ce n’est que collectivement qu’on peut s’organiser et changer la culture et l’éducation. Ça, j’y crois.