« Le printemps érable a laissé des traces dans le quotidien des Montréalais et Montréalaises, la plupart ne s’en rendent pas compte, mais leur rapport à certains lieux a complètement changé », déclare Julie-Anne Boudreau, directrice du Laboratoire Villes et espaces politiques, à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS). Mme Boudreau, qui s’intéresse depuis plus de 15 ans à la relation entre mobilisation politique et urbanisation, a décidé avec son équipe de chercheurs de revisiter les évènements du printemps 2012.

« Contrairement à plusieurs ouvrages qui cherchaient à comprendre les causes de ce mouvement, nous voulions, pour notre part, retracer les trajets des manifestants et manifestantes et faire parler leur mémoire corporelle. Avec ces données, on a tenté de comprendre comment la mobilisation a façonné leur identité et leur a permis de s’approprier l’espace urbain », explique celle qui a participé à la rédaction du rapport de recherche intitulé Trajectoires printanières, qui sera présenté le mardi 18 novembre prochain à l’INRS.

« La couverture médiatique du printemps érable s’est surtout arrêtée sur la violence des évènements, alors qu’il y a eu aussi beaucoup d’émotions positives vécues à ce moment. »

Selon Mme Boudreau, l’une des conclusions du rapport est assez surprenante : malgré une forte dose de souvenirs négatifs liés aux scènes d’altercations avec les policiers et policières, la mémoire corporelle des personnes ayant participé à la mobilisation a intériorisé autant de moments de solidarité et de fierté. « La couverture médiatique du printemps érable s’est surtout arrêtée sur la violence des évènements, alors qu’il y a eu aussi beaucoup d’émotions positives vécues à ce moment. »

Les outils biométriques s’invitent en sciences sociales

Pour mener à bien son projet, l’équipe de recherche de l’INRS a utilisé des outils biométriques, une initiative très rare dans le domaine des sciences sociales. « Les outils biométriques sont encore assez controversés, il était important pour nous qu’ils apportent une information pertinente et supplémentaire aux témoignages des personnes impliquées. Et leur apport a été efficace : les corps ont pu communiquer leurs souvenirs », raconte Mme Boudreau.

En compagnie d’un chercheur, chaque participante ou participant a ainsi été appelé à parcourir les lieux qui ont marqué sa mobilisation, muni d’un bracelet biométrique mesurant le pouls et la chaleur du corps, ainsi que d’une paire de lunettes audio-vidéo et d’un GPS. Au total, 30 personnes ont été sélectionnées, certaines ayant été impliquées de proche dans le mouvement étudiant, d’autres de plus loin.

En combinant les données biométriques à la vidéo, l’équipe de recherche a identifié les lieux et les moments associés à de fortes charges affectives. Une cartographie de ces résultats permet de constater que, dans la majorité des cas, trois lieux ont déclenché de vives réactions corporelles : le secteur de l’Université McGill, la place Émilie-Gamelin et le Palais des Congrès.

Quand la solidarité supplante la violence

« Il est peu surprenant que ces trois secteurs aient marqué la mémoire corporelle des participants et participantes. Mais ce qui nous a surpris, c’est que pour la plupart d’entre eux, les sentiments d’amitié, de solidarité et de fierté ont supplanté la peur engendrée par la violence des évènements », observe Mathieu Labrie, doctorant en études urbaines à l’INRS et chercheur au Laboratoire Villes et espaces politiques.

Le Palais des congrès demeure ainsi le seul lieu où la violence semble avoir marqué plus profondément. Certaines personnes ont pourtant parcouru ce lieu sans avoir un souvenir clair d’une situation hostile, mais leur rythme cardiaque, lui, témoignait d’une vive émotion. « Il y a des souvenirs qui sont de l’ordre de l’inconscient », explique le chercheur. « Lorsqu’on a rencontré les gens une deuxième fois et qu’on leur a présenté les résultats des données, certains ont été surpris de voir leur pouls s’accélérer à certains endroits. Ils ont dû fouiller dans leur mémoire pour retracer ce qui avait provoqué cette réaction », poursuit M. Labrie.

Plus globalement, dans les quelque 140 situations ayant provoqué des pics biométriques, 53 concernaient la police et 46 relevaient du registre de l’amitié, de la solidarité et de la capacité d’agir. « Certaines personnes se sont remémoré des scènes très difficiles, par exemple lorsqu’elles ont été prises en souricière ou ont dû se cacher durant des heures dans un conteneur. Mais le souvenir d’avoir été aidé et soutenu est venu supplanter celui de la peur dans la majorité des cas », ajoute Julie-Anne Boudreau.

Être marqué, pour le meilleur ou pour le pire?

Si le printemps érable a autant marqué, même les individus s’étant mobilisés à une moindre intensité, c’est que le mouvement a duré très longtemps. « Comparativement à beaucoup de manifestations plus ‘’traditionnelles’’, cette mobilisation était récurrente ; jour après jour, mois après mois, les gens ont été appelés à revenir continuellement sur les mêmes lieux », analyse Mme Boudreau.

Ceux qui ont vécu de la violence, même après la fin du mouvement, ont eu tendance à éviter de passer devant le Palais des congrès, ou encore changeaient de voitures de métro s’ils apercevaient des policiers, indique la chercheuse. « La peur a influé sur les trajectoires des individus dans l’espace. »

Les moments de fierté et de solidarité ont aussi eu leur effet. « Beaucoup de personnes nous ont confié qu’elles aimaient aussi retourner à la place des Festivals, ou à la place Émilie-Gamelin, qu’elles s’y sentaient chez elles », ajoute Mathieu Labrie. Ainsi, la mémoire mentale et corporelle a participé à l’appropriation de l’environnement urbain.

« Tout porte à croire que ces personnes n’hésiteront pas à s’exprimer sur la place publique, à se mobiliser à nouveau lorsqu’elles en sentiront le besoin. »

« Cette interaction avec l’espace urbain a permis aux manifestants et manifestantes de se sentir capables d’agir politiquement. Tout porte à croire que ces personnes n’hésiteront pas à s’exprimer sur la place publique, à se mobiliser à nouveau lorsqu’elles en sentiront le besoin », conclut Mme Boudreau.