Pour mieux saisir les enjeux de l’imposture que représente un « prix Nobel d’économie », trois éléments d’analyse méritent d’être approfondis : la fraude par laquelle les économistes se sont approprié le prestige du prix Nobel, la prétention à la scientificité de la discipline économique et l’idéologie politique des récipiendaires du prix.

Un bref retour historique s’impose pour mieux comprendre l’aspect frauduleux de cette distinction. À l’occasion du tricentenaire de la Banque centrale de Suède, Per Asbrink, alors gouverneur de la Banque, eu l’idée de créer un prix pour marquer annuellement les travaux marquants en économie. Accompagnés d’économistes prestigieux de l’époque, ils approchèrent la Fondation Nobel et l’Académie royale des sciences de Suède pour administrer ce prix selon les mêmes procédures que les Nobel. Un intense lobby vint à bout de la réticence initiale de certains membres de l’Académie et la Fondation Nobel accepta que l’attribution du prix d’économie se fasse lors de la même cérémonie que les Nobel. Parallèlement, la Banque centrale de Suède s’engageait à verser chaque année le montant correspondant au montant du vrai Nobel. Et voilà. Ce qui s’appelait officiellement le « prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel » était dorénavant confondu avec les véritables Nobel, autant par les journalistes et le public que les récipiendaires.

Ce qui s’appelait officiellement le « prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel » était dorénavant confondu avec les véritables Nobel, autant par les journalistes et le public que les récipiendaires.

Dans un entretien avec le Monde diplomatique, Peter Nobel, descendant d’Alfred Nobel a déclaré au nom de sa famille qu’il fallait dissocier clairement le prix d’économie de ceux créés par son ancêtre : « Jamais, dans la correspondance d’Alfred Nobel, on ne trouve la moindre mention concernant un prix en économie. La Banque royale de Suède a déposé son œuf dans le nid d’un autre oiseau, très respectable, et enfreint ainsi la « marque déposée Nobel ». Ce prix a été institué en 1968 par la Banque centrale de Suède, et décerné pour la première fois en 1969, alors que les prix Nobel (médecine, paix, littérature, physique, chimie) ont été honorés pour la première fois en 1901. Véhiculant un capital symbolique fort qui a profité significativement à la réputation de la discipline économique, l’impact de ce plagiat n’est pas que sémantique. Mais que peut-on en comprendre?

Inclure la discipline économique dans le champ des Nobel implique de lui conférer un caractère de scientificité qui est refusé aux autres disciplines des sciences humaines. Loin d’illustrer strictement la « bonne santé de la recherche économique en France », comme se plaît à le répéter le président français François Hollande sur Twitter, cette nomination, tout autant que ses précédentes, s’inscrit dans un processus de consécration de l’école néoclassique et de ces prémisses, qui perçoit la discipline économique comme une science autonome, mathématique et objective.

En défendant une vision technique et hermétique de la science économique, le courant néoclassique participe autant à dissimuler l’idéologie qui lui est sous-jacente qu’à « désencastrer » l’économie du social, pour reprendre l’expression de Karl Polanyi. En présentant l’économie comme strictement chiffrée et fortement alambiquée, le discours néoclassique soumet le citoyen à une question économique dorénavant dépolitisée en la confinant à un cercle d’experts.

Sous le couvert de la neutralité économique se cache les idéaux néoclassiques.

La « nobelisation » de penseurs néoclassiques ne fait pas exception et représentent une proportion significative des lauréats. Peter Nobel affirmait à cet égard que « les deux tiers des prix de la Banque de Suède ont été remis aux économistes américains de l’école de Chicago, dont les modèles mathématiques servent à spéculer sur les marchés d’actions – à l’opposé des intentions d’Alfred Nobel, qui entendait améliorer la condition humaine »]. Le sceau du prix Nobel sur l’orthodoxie néoclassique est lourd de sens : il participe à lui octroyer une légitimité comme science exacte qui agit comme réponse objective apolitique face aux maux économiques d’une époque. Sous le couvert de la neutralité économique se cache les idéaux néoclassiques.

C’est dans cette trame historique que s’insère Jean Tirole en inscrivant son nom aux côtés d’autres agents économiques rationnels de renom, notamment Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Il importe de mentionner que seule une femme reçut cette distinction, soit Elinor Ostrom qui fut décorée en 2009 pour ses travaux sur « la gouvernance économique, et en particulier, des biens communs ».

Les modèles économiques alternatifs auront peine à espérer un avenir tant que cette imposture scientifique perdurera.

Qu’aucune importance médiatique soit accordée à la « nobelisation » d’un économiste néoclassique témoigne d’une acceptation tacite et générale de ce modèle comme unique et naturel. Les journalistes ont à ce sujet un devoir de rigueur insuffisamment observé, en plus de détenir le lourd fardeau de la responsabilité face à l’entretien du mythe du « prix Nobel d’économie ». Les modèles économiques alternatifs auront peine à espérer un avenir tant que cette imposture scientifique perdurera.