« Comme beaucoup de Québécois de ma génération, j’étais fasciné par les promesses de Cuba, cette petite sœur communiste. J’ai atterri la première fois pour des vacances dans les années 1990. J’avais envie de musique, de chaleur et de sable dans les orteils. Je suis tombé amoureux de l’ile. J’étais contre l’impérialisme américain, je me baladais dans les rues de La Havane avec un tee-shirt du Che. » Durant 14 ans, Richard Geoffrion séjourne plus de 20 fois dans ce paradis des Caraïbes. Photographe, il arpente les rues armé de son appareil argentique. Au fil des tournois de domino et des heures assis sur le trottoir, « El Canadiense » (le Canadien) crée une proximité avec les Cubains.« Je passais parfois trois semaines dans les mêmes rues. J’ai obtenu le droit de vivre dans une famille et commencé à m’insérer dans le décor. » Un décor immuable. « La vie à Cuba paraît hors du temps. Si vous retourniez sur la place où j’ai pris la photo de cet homme avec une canne en bambou, vous le retrouveriez au même endroit. »
Parmi les milliers de portraits réalisés, l’artiste en a sélectionné 50. L’attention est portée sur le regard des photographiés. Le décor est presque absent. « L’utilisation d’une lentille normale m’oblige à braquer l’objectif à moins d’un mètre du sujet. » L’illusion est parfaite, le spectateur sent l’odeur de cigare au coin de la rue, caresse la peau de cette vieille dame souriante et ridée ou alpague la prostituée accotée sur une Cadillac 1952. Les visages sont radieux et sereins. Richard Geoffrion veut montrer la beauté et la dignité, sans tomber dans l’écueil du misérabilisme. « Le sang et la crasse attirent, il faut s’en éloigner. » En 2009, le photographe décide d’offrir ces photos aux Cubains. « Je ne voulais pas être de ceux qui promettent d’envoyer les photos, mais ne les postent jamais. » Lors des festivités du cinquantenaire de la révolution, elles sont exposées dans plusieurs villes du pays. L’exposition est un succès.
« Un agent de la CIA »
Au fil des années, la désillusion du photographe grandit. Un jour, il entend une mère ordonner discrètement à son fils : « Tu ne sais pas qui est le Che, cet Argentin, mais fait semblant de l’aimer. » De rencontre en rencontre, il apprend à comprendre les silences. « On n’osait rien me dire, mais on s’arrangeait pour que je voie. J’ai repoussé longtemps la réalité, jusqu’à exploser. » Sa production esthétique se transforme en un engagement dénonciateur. Il décide d’écrire des textes accusateurs qui complètent l’exposition. Toutes les failles du système sont décrites haut et fort : « Logements décrépis, misère alimentaire, absence de liberté d’expression, fichage dès l’école primaire, délation généralisée, classement des bons et des mauvais communistes… Je suis sombre dans ce que j’écris, parce que ça l’est! On m’accuse d’être un agent de la CIA, mais l’embargo des États-Unis peut-il tout expliquer? » La frontière est mince entre Richard Geoffrion et Winston Smith, héros du roman 1984 de Georges Orwell, « sauf que ce n’est pas un, mais deux Big Brothers qui règnent sur Cuba ; Raúl et Fidel. »
L’îlot de Cayo Levisa, très prisé des Européens, est interdit aux touristes cubains. À seulement 250 km de la Floride, le risque de tentatives d’évasion effraie les autorités. Richard Geoffrion insiste sur l’image biaisée que véhiculent ces paradis tropicaux. « Les Cubains rencontrés dans les hôtels ont montré patte blanche, leur famille aussi. Seuls les plus fervents du régime ont accès à ces emplois très recherchés. Si ton frère est un dissident, tu ne pourras jamais travailler avec les étrangers. » Le photographe dénonce l’indifférence et la complicité des vacanciers, aveuglés derrière les tout-inclus. « Le bon Québécois se dit que Haïti, c’est pire. Cuba est plus poétique. C’est facile de jouer aux révolutionnaires un mojito à la main, mais le tourisme est le principal financier de la dictature. »
Des textes controversés
Richard Geoffrion a installé textes et portraits dans une dizaine de centres culturels au Mexique, au Pérou et en Bolivie. « Après deux jours d’exposition à Sucre, le département de la censure a débarqué. Certains panneaux dérangeaient. » Depuis que des textes sont associés aux photos, Richard n’est plus le bienvenu à Cuba.
Au Québec non plus, l’exposition ne laisse pas indifférente. «Le travail de Richard Geoffrion est très controversé. Je reçois autant de cris du cœur de personnes ayant vécu cette réalité à Cuba, que de plaintes de personnes outrées par l’image désastreuse du communisme véhiculée par les textes », raconte Yves Malo, directeur de la restauration à l’Espace Lafontaine. Gênante, l’exposition bat des records de visites. « Le contraste entre la beauté des photos et la dureté des textes dérange.» N’est-ce pas le rôle de l’art?
L’exposition est visible gratuitement jusqu’au 9 novembre à l’Espace Lafontaine de Montréal. 3933 Avenue du Parc la Fontaine.