Tout se passe comme si tout le monde s’entendait sur l’objectif essentiel : il faut agir vite et avec force pour « redresser les finances publiques ». Le débat, en fait, ne porte que sur les moyens pour y arriver. Et si on discutait de la mauvaise chose? Première chronique d’une série de quatre portant sur la question de l’austérité.

Depuis le passage de Lucien Bouchard à la tête de l’État, l’une des grandes réussites de la droite québécoise est d’avoir redéfini en profondeur les termes du débat public. À coup de manifestes, de rapports d’experts et d’éditoriaux, les milieux d’affaires ont réussi un tour de force : faire de l’atteinte de l’équilibre budgétaire l’alpha et l’oméga de la discussion politique québécoise.

On se scandalise facilement des « vaches sacrées » sociales-démocrates, mais on oublie à quel point l’orthodoxie du déficit zéro est prégnante dans les esprits. Le débat actuel le démontre : la grande victoire de la droite a été remportée sur le terrain rhétorique. Elle a réussi donner à un simple indicateur économique les allures d’un projet de société.

Au lieu d’être un instrument de réalisation de nos ambitions collectives, la saine gestion des finances publique est devenue une fin en soi.

L’espace public est désormais monopolisé par des débats portant essentiellement sur les moyens à prendre pour atteindre le sacro-saint déficit zéro, véritable nirvana de la politique publique. Au lieu de se demander ce que l’on veut faire, on se demande combien d’argent nous avons. Au lieu d’élaborer des projets collectifs et de prendre les moyens fiscaux et économiques de leur réalisation, la « capacité de payer de l’État » a été érigée en norme objective permettant de trancher tous les débats. Au lieu d’être un instrument de réalisation de nos ambitions collectives, la saine gestion des finances publique est devenue une fin en soi.

Dans ce contexte, tout acteur politique qui refuse de se prosterner devant le totem du déficit zéro est publiquement disqualifié. Le lieu commun voulant que les progressistes vivent « sur une autre planète » ou « à une autre époque » atteste bien de cet enfermement comptable.

Si on les prend au sérieux, les finances publiques sont un moyen permettant d’accomplir certains projets et de faire certains choix collectifs. D’ailleurs, même si on s’en tient à une perspective strictement économique, le déficit zéro est en fait le résultat de certaines politiques économiques et fiscales, pas un objectif en soi. Le débat actuel repose sur une inversion radicale entre les finalités de l’action publique et les moyens que l’État prend pour les atteindre. Au lieu de servir nos ambitions collectives, la question des finances publiques est en voie d’asphyxier le débat public.

De nos jours, quand on parle de politique, on parle plus souvent qu’autrement d’argent. Les enjeux de fond sont systématiquement occultés au profit de considérations strictement comptables.

Plus largement, cette obsession pour la question des finances publiques témoigne d’un appauvrissement de la discussion politique. De nos jours, quand on parle de politique, on parle plus souvent qu’autrement d’argent. Les enjeux de fond sont systématiquement occultés au profit de considérations strictement comptables. Le parti de François Legault, qui tenait en fin de semaine son premier congrès, est l’incarnation parfaite de cette conception gestionnaire de l’action politique. La difficulté qu’a la CAQ à se positionner sur des enjeux substantiels comme la question nationale ou linguistique en témoigne.

Nous n’avons plus de projets de société, nous avons des états de compte.

Plus généralement, l’absence de débat public sur les enjeux comme l’éducation ou la culture en est une autre manifestation : nous ne savons plus vraiment où nous allons, mais nous savons que cela ne doit pas coûter cher. Nous n’avons plus de projets de société, nous avons des états de compte.

Il est généralement bien vu de s’inquiéter du manque de participation politique des gens, de se désoler du cynisme qui, dit-on, les éloigne de la chose publique. On se demande assez rarement ce qui cause ce désintérêt. L’économicisme qui gruge la discussion politique y est définitivement pour quelque chose.

Quand la politique est réduite à un instrument d’efficacité socio-économique, il n’est pas très étonnant que les gens aient tendance à la laisser entre les mains des gestionnaires. Au final, c’est la démocratie elle-même qui s’affaiblit lorsque le débat public se dessèche de la sorte. Administrer les gens, ce n’est pas la même chose que les écouter.

« Qu’est-ce qu’on a fait de nos rêves » chantait Sylvain Lelièvre. Bonne question.