Au début, si j’en étais très fier. À 20 ans, je lisais Foglia religieusement. C’était l’époque où il fumait des joints et écrivait à côté de la plaque. J’adorais ça. Si ses patrons lui demandaient d’assister à un événement pour en faire une chronique (je ne sais pas moi, une conférence de presse, un marathon de cul-de-jatte, une messe papale), Foglia obéissait, à sa manière. Il allait à la conférence, au marathon, à la messe, mais il écrivait sur la mouche qui tourne autour du micro, ou sur les spectateurs du marathon, ou sur les mules du pape qui ont l’air si confortables, ce qui pouvait l’amener à penser que le pape prend son pied avec une mule.
(Mais non! Une mule c’est une pantoufle.)
C’était un insoumis, Foglia, qui aimait les détours par les chemins de traverse. Il les aime toujours, d’ailleurs, mais il se fait vieux alors il ne va plus très loin.
C’est d’la marde
Au début, donc, je rêvais de faire de la chronique comme Foglia savait en faire. J’écrivais dans le journal du cégep, dont j’étais le rédacteur en chef. Le journal s’appelait le Sang-froid et il avait pour devise «gardez-le». Encore maintenant, 32 ans plus tard, je trouve ça pas mal, pour des ti-culs, ce titre et cette devise.
On s’était voté un budget pour aller rencontrer des journalistes inspirants. On est allé voir les filles de La Vie en rose et le gars du Temps fou, Christian Lamontagne, qui a plus tard fondé Passeportsanté.net, et qui est mort du cancer l’an dernier. Bon, on avait aussi rencontré Nathalie Pétrowski, mais je mets ça sur le compte des erreurs de jeunesse. Et puis Foglia. On était allé en gang rencontrer Foglia à La Presse par un samedi de merde de fin d’hiver slocheux et gris. Il était arrivé en retard en trainant sur le sol des bottes de skidoo trop grandes pour lui. Ça le faisait chier d’être là. La seule qui l’intéressait un peu, c’était la bum qui vendait de la dope et dont je ne me souviens plus pourquoi elle était avec nous.
On s’est assis dans une salle de réunion, et la première chose que Foglia nous a dite, c’est : «On n’apprend pas à bien écrire. On l’a ou on ne l’a pas. On peut apprendre à moins mal écrire, mais c’est tout, et encore là, il n’y a pas de garantie.»
On lui a présenté notre journal. Il n’a pas eu l’air très intéressé. On a jasé, puis on est parti.
Quelques semaines plus tard, en bas de la chronique de Foglia, il y avait cette petite phrase : «Jean Barbe, appelle-moi au bureau».
Ce que j’ai fait.
Foglia m’a expliqué que ses patrons, en prévision de l’année internationale de la jeunesse qui devait avoir lieu dans deux ans, cherchaient des jeunes pour tenir une chronique sur la vie des jeunes, et d’autres jeunes pour faire une chronique Campus, sur la vie universitaire. Le problème, disait Foglia, c’est que les patrons de La Presse, à l’époque (mais je suis sûr que ce n’est plus le cas), étaient tellement décrochés de la réalité qu’ils ne trouvaient que de jeunes carriéristes propres sur eux qui réfléchissaient comme leur papa et que ça faisait des chroniques plates à mourir. Alors il avait pensé à nous.
Pendant un été, Foglia nous a fait écrire des chroniques d’essais, qu’il lisait en faisant la grimace avant de les chiffonner pour les jeter à la poubelle. À la fin de l’été, il a lu ma cinquième et dernière chronique d’essai, il a encore fait la grimace, il l’a encore jetée à la poubelle, puis il m’a dit : «C’est d’la marde mais mes patrons vont adorer ça.»
Alors c’est ça: j’ai commencé à faire de la chronique voilà 32 ans, dans La Presse, et j’étais très fier.
Puis l’année internationale de la jeunesse s’est terminée, et on m’a crissé à la porte.
Profession chroniqueur
Un an plus tard, j’apprenais qu’une bande de jeunes voulaient lancer un hebdomadaire. C’était le Voir, et j’ai collaboré dès le premier numéro. Un mois plus tard, j’étais rédacteur en chef adjoint. Six mois plus tard, je succédais au premier rédacteur en chef et co-propriétaire, Bernard Faucher, qui s’est depuis fait une jolie carrière à la radio et qui ne m’adresse plus la parole depuis 27 ans.
Au Voir à l’époque, il y avait Laurent Saulnier comme chef de section Musique, devenu depuis patron des Francofolies, du Festival de jazz, etc. Il y avait Georges Privet, Éric Fourlanty, Marie-Claude Fortin, Pascale Navarro. Et Benoît Dutrizac (le gars de la radio) écrivait pour moi des tartines sur le sida, qui était encore une maladie honteuse dont on faisait peu de cas. Jean-Hugues Roy est devenu journaliste à Radiocanne puis prof à l’UQAM.
Il y avait Richard Martineau, aussi, qui écrivait vraiment bien! Si si, je vous jure. Ce n’est pas qu’il est bête. S’il l’était, ce serait simple.
Bref. J’avais une chronique aussi, qui s’appelait L’Air du temps.
Puis on m’a crissé à la porte, remplacé par Martineau qui voulait la place. Lui non plus ne me parle plus. Il m’a même bloqué sur Facebook, snif.
Puis j’ai lancé à la fin des années 90 le Ici Montréal, un autre hebdo et j’y ai fait de la chronique, et déjà je commençais à être moins fier. C’est qu’il y en avait tant. Voir avait fait des petits, et les petits avaient essaimés dans les autres médias, et voilà que de la chronique, il y en avait partout, que c’était le summum, le sommet, l’assommant verbiage de tout un chacun sur le sujet de son choix. Du bruit.
Ça ne s’est pas amélioré depuis l’apparition des réseaux sociaux.
Et puis, comment dire : l’actualité a cette manière bien à elle de tourner en rond en poursuivant sa queue. Combien de fois avant de virer fou peut-on chroniquer sur : une tuerie, un crime passionnel, une crise au PQ, des promesses électorales non respectées, une guerre au Proche-Orient, la peur de l’immigrant, la crise des valeurs?
On ne peut pas. Au tournant du siècle, mon fils venait de naître. J’ai laissé tomber la chronique. J’ai gagné ma vie en écrivant un peu partout. Puis j’ai écrit des romans, et de ça j’étais très fier.
Puis il y a eu les indignés d’Occupons Montréal, et la grève étudiante, et je me suis dit que tout n’était pas perdu. Alors j’ai recommencé à chroniquer, dans les blogues du Journal de Montréal, jusqu’à ce qu’ils me crissent à la porte parce que j’avais comparé les Martineau, Dubuc, Pratte et Dufour de ce monde à des kapos, ces prisonniers qui, pour un supplément de viande, se chargent d’appliquer les règles de leurs geôliers.
Ça l’air que ça ne se fait pas, de traiter des gens de kapo. Remarquez, je suis le seul dans l’histoire des blogues du Journal de Montréal à s’être fait crisser à la porte, alors qu’on y laisse sévir Nathalie Elgrably-Lévy. Ce n’est pas rien.
Et puis voilà Ricochet et je recommence une chronique. Pourquoi?
Je me pose la question.
Sauce brune
Et la meilleure réponse que je puisse donner c’est : pour ne pas céder toute la place aux Martineau, aux Christian Dufour et André Pratte, Nathalie Elgrably-Lévy, Tania Longpré et Alain Dubuc de ce monde.
Tiens, vous pouvez ajouter Gilles Duceppe au lot, ce grand démocrate qui cette semaine réclamait la prison pour ceux qui «propagent les idées des adversaires de la démocratie». Celui-là, depuis qu’il a été pris en photo avec un filet sur la tête dans une usine à fromages, on dirait qu’il ne s’en est pas remis. Sa pensée est une poutine. Sauce brune et fromage en crottes. Mais de quelle démocratie parle-t-il? La sienne, la mienne? Celle qu’on souhaite ou celle qu’on a? Et critiquer, c’est encore permis? Et contester? Et manifester?
Pourquoi chroniquer? Pour lutter contre la sauce brune de la pensée médiatique. Et ne venez pas m’achaler avec le point Godwin. Quand les «démocrates» réclament des mesures sécuritaires musclées pour protéger un mode de vie qui assassine la moitié de la population de la planète – et la planète elle-même – , on a parfaitement le droit de faire allusion à la montée du nazisme en Allemagne ou du franquisme dans les années trente.
Pourquoi chroniquer? Parce que j’ai appris deux ou trois choses au cours des années, dont celle-ci, qui est la grande actualité de la semaine:
les mêmes personnes qui ont détricoté le filet social réclament maintenant un filet de sécurité.
Une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Voilà comment le monde poursuit son ouvrage. Et c’est de ça dont je vais parler, ici, à ma manière, au cours des prochaines semaines et des prochains mois.
Aujourd’hui, je voulais simplement me présenter à vous :
Je suis le gars qui s’est fait souvent crisser à la porte.
Et maintenant, je fais une chronique sur le tricot pour Ricochet.