Ses propos ne me surprennent pas, mais son visage m’est étrangement familier. J’ai déjà vu ce type. Mais où? Pendant quelques heures, la question me chicote. Plus tard en soirée, j’ai un flash : ce type, je l’ai croisé à l’été 2012 à Québec, lors des négociations entre le mouvement étudiant et le gouvernement Charest.
Je me précipite sur le site web de l’entreprise albertaine et y confirme ma découverte : son porte-parole québécois est bel et bien Philippe Cannon, chef de cabinet de Line Beauchamp lors de son mouvementé passage à la tête du ministère de l’Éducation, des Loisirs et des Sports. Je m’arrête un instant et réalise qu’avant d’occuper ce poste, Line Beauchamp était ministre… de l’Environnement! Le porte-voix du Energy East aurait-il été si proche du pouvoir avant de devenir lobbyiste?
Vérifications faites, oui. Le parcours professionnel de Monsieur Cannon est impressionnant : candidat libéral en 2007, il a été chef de cabinet de deux ministres libérales et attaché de presse de Line Beauchamp lors de son passage au ministère de l’Environnement. Aujourd’hui, il agit officiellement à titre de lobbyiste et de porte-parole pour Transcanada, une entreprise privée qui cherche à obtenir une autorisation auprès de ce même ministère. Cette situation troublante m’inspire trois questions.
Qu’est-ce qui qualifie (vraiment) Philippe Cannon pour ce poste?
Je ne remets pas en doutes les compétences de monsieur Cannon, encore moins sa valeur personnelle. D’ailleurs, mes quelques rencontres avec cet homme m’ont laissé un plutôt bon souvenir. Reste qu’on peut se demander quelles ont été les motivations principales de son employeur lorsqu’on lui a confié un mandat de lobbyisme d’une telle importance. Il ne fait pas de doute qu’on connaissait l’homme et son parcours. Ses très nombreux contacts au sein du Parti libéral et sa connaissance interne du ministère de l’Environnement – celui-là même que Transcanada tente d’amadouer – ne lui ont certainement pas nui.
« Les gens ont le droit de travailler! » dira-t-on pour justifier ce genre de changement de carrière. Il est évident que je ne souhaite pas que les anciens employés politiques élisent domicile à l’Accueil Bonneau. Cela étant, il serait tout à fait possible de renforcer les lois qui régissent la pratique du lobbyisme afin de limiter sévèrement ce genre de conversion éclair.
Pourquoi personne n’en parle?
Fidèle à ses habitudes, Amir Khadir a dénoncé vigoureusement la proximité entre Philippe Cannon et le gouvernement Couillard. Son indignation a manifestement laissé les journalistes indifférents, puisque ce cri du cœur n’a reçu pour traitement médiatique qu’une brève mention au bas de quelques articles. Faut-il conclure que pour le monde médiatique, la situation est tout à fait normale? Il faut avoir une bien curieuse définition de l’intérêt public pour considérer que cette information n’est pas digne d’une couverture importante.
À moins que ce soit devenu si habituel que cela ne mérite plus un traitement journalistique? Si tel est le cas, s’en inquiéter serait, semble-t-il, un manque de sérieux, une marque de naïveté. Quoi qu’il en soit, ce silence est révélateur. Nos médias se sont manifestement résignés à l’existence du phénomène des portes-tournantes entre le secteur privé et l’État québécois. Voilà un manquement réel aux devoirs du journalisme en démocratie.
Le pouvoir politique est-il inféodé au milieu des affaires?
Dans son jugement du 23 septembre, la Cour supérieure s’interroge sur les motivations du ministre Heurtel, qui a délivré un certificat d’autorisation à la pétrolière albertaine même si celle-ci n’avait pas fourni tous les documents nécessaires. « Il change sa position et signe le certificat d’autorisation. Rien dans la preuve actuellement n’explique ce revirement de situation » écrit la juge Claudine Roy, incrédule. Est-il possible que monsieur Cannon et les 13 autres lobbyistes employés par la pétrolière albertaine aient quelque chose à voir avec l’empressement du ministre?
Cette affaire dépasse largement le projet Energy East ou l’entreprise Transcanada. Elle révèle à nouveau une double proximité entre le pouvoir politique et le milieu des affaires. Une proximité concrète, d’abord : on savait déjà que les barons du monde des affaires entretiennent des liens serrés avec les dirigeants et le cas Cannon montre qu’il s’agit en fait d’un très petit monde, d’un réseau sélect dans lequel on circule rapidement et passe d’un côté à l’autre de la table.
Mais au-delà de cette proximité concrète entre décideurs et grands entrepreneurs, c’est leur proximité idéologique qui devrait nous inquiéter le plus. Au final, ce qui permet aux Philippe Cannon et André Caillé de ce monde de passer du public au privé en un clin d’œil, c’est leur conception de l’État lui-même. S’ils circulent si vite d’un poste à l’autre, c’est qu’ils ont assimilé – inconsciemment ou non – la vision néolibérale du rôle de l’État dans la société : favoriser l’établissement d’un environnement d’affaires le plus favorable possible aux entreprises.
Le fait que le bras droit de la ministre qui voulait augmenter les frais de scolarité universitaires de 75% soit, moins de deux ans plus tard, le représentant public d’une entreprise étrangère voulant convaincre le gouvernement du Québec d’autoriser des manœuvres à haut risque dans le fleuve Saint-Laurent n’est pas une simple anecdote, encore moins un fait isolé. C’est un symbole. On a beaucoup ri des étudiants en 2012, surtout lorsque certains « radicaux » (sic) ont affirmé que leur combat contre la hausse des frais de scolarité était aussi dirigé contre l’élite politique et économique qui règne actuellement sur le Québec.
« Une vieille rhétorique des années 70! », se sont esclaffés les bonnes gens de la « classe qui jase » (dixit Chantal Hébert). Cette inquiétante affaire montre qu’on aurait dû les écouter un peu plus, et que ceux qui s’inquiétaient de la santé de l’État de droit se sont trompés de cible en s’en prenant à la jeunesse. Une dernière question, pour conclure: et si c’était la classe politique elle-même qui représentait le plus grand danger pour la crédibilité de nos institutions politiques?