Le document porte sur un vaste ensemble d’enjeux : commerce des biens et services, uniformisation règlementaire, contrats publics, agriculture, protection des investisseurs, mobilité de la main-d’œuvre, etc. Les organisations de la société civile n’ont pas attendu cette date pour formuler leurs critiques. Elles appellent maintenant à une mobilisation de grande ampleur pour contrer ce qu’elles considèrent être une attaque tous azimuts contre la démocratie, les services publics et la règlementation sociale et environnementale. Le texte doit encore être entériné par les différentes instances parlementaires, processus qui pourrait prendre près de deux ans. Quelques jours avant cette étape symbolique, l’Allemagne a toutefois remis en question son appui au traité. Principale pomme de discorde : le mécanisme d’arbitrage des différends, plus souvent connu en anglais sous le nom de Investor-state dispute settlement (ISDS).

Un tribunal du droit au profit?

Ce mécanisme controversé permet aux entreprises transnationales de porter plainte contre un État devant un tribunal international en vertu d’un « traitement discriminatoire » ou d’une atteinte à « l’investissement ». Formé de trois personnes recommandées par les parties en litige, le tribunal d’arbitrage peut être convoqué sans le recours préalable aux instances judiciaires nationales. Sa décision finale est également sans appel. Ces dispositions ont été introduites pour la première fois dans le chapitre 11 de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Défendu à l’époque par les États-Unis, ce type de mécanisme de règlements des différends est aujourd’hui largement répandu dans les divers accords de libre-échange.

L’Allemagne s’oppose à ces mesures notamment en raison d’une récente poursuite d’une entreprise d’électricité contre l’État fédéral. La compagnie suédoise Vattenfall réclame en effet plusieurs milliards d’euros au gouvernement allemand à la suite de la fermeture imposée de ses centrales nucléaires prévue dans le cadre de la transition énergétique du pays.

Au Canada, ce mécanisme a déjà eu ses effets. En 1997, Ethyl Corporation, entreprise de Virginie ayant une filiale canadienne, a déposé une plainte devant le tribunal de l’ALENA pour atteinte à ses profits anticipés. L’entreprise américaine soutenait que la loi canadienne qui interdisait un additif pour l’essence (le MMT) lui portait préjudice. Jugé dangereux pour la santé et l’environnement, le MMT était pourtant déjà interdit dans plusieurs pays, y compris aux États-Unis. Ottawa a finalement retiré ladite loi et, dans une entente hors cour, a accordé en compensation 13 millions de dollars US à Ethyl. Depuis 2013, la compagnie Lone Pine Resources poursuit le gouvernement du Canada pour 250 millions de dollars canadiens. Elle fait valoir que le moratoire du Québec sur le gaz de schiste dans le Saint-Laurent constitue une « expropriation » illégale de son « droit » à l’exploitation du gaz et du pétrole.

Pour Claude Vaillancourt, président de l’organisation altermondialiste ATTAC-Québec, ces clauses de règlements des différends constituent une atteinte à la démocratie. À son avis, ces mesures fournissent même une arme puissante pour les lobbyistes des multinationales : « La simple menace de poursuite peut faire en sorte qu’un gouvernement revienne sur un projet de loi en chantier, soutenait-il en entrevue avec Ricochet. Ces clauses permettent carrément aux entreprises de contrôler l’agenda législatif des gouvernements. » Alexandre Maltais, chercheur à l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC), défend une position similaire : « Je suis d’avis que ces dispositions portant sur l’investissement créent un déséquilibre entre les droits des investisseurs et le devoir, des États souverains, de protéger le bien commun. »

Politique du fait accompli

L’accord suscite aussi des craintes en raison de l’ouverture des « marchés publics » à la concurrence internationale. Les institutions fédérales, provinciales, municipales et scolaires devront offrir aux entreprises multinationales la possibilité de participer à leurs appels d’offres. Elles ne pourront d’ailleurs pas avantager une entreprise locale ou nationale, par exemple pour favoriser des circuits de commerce courts pour des raisons environnementales. Les institutions publiques ne pourront également plus rendre public un marché précédemment ouvert au privé. Appelé « effet de cliquet », ce mécanisme rend irrévocable toute privatisation déjà effective.

Tout le traité fonctionne d’ailleurs sur le modèle de la « liste négative ». Imposé par le Canada, ce principe fait en sorte que tout secteur de l’économie est virtuellement inclus dans le traité, à l’exception d’une liste de secteurs que les États doivent explicitement nommer pour qu’ils soient protégés. Plus rapide, cette approche a surtout pour effet d’ouvrir davantage les marchés : « Un manque de rigueur ou un oubli peut entrainer des conséquences graves puisqu’il est extrêmement difficile, en pratique impossible, de renégocier un accord de libre-échange. L’effet est donc irréversible. En plus, cette approche a des effets dans le temps en libéralisant par anticipation les nouveaux secteurs de l’économie », analyse M. Maltais.

Le prix du libre-échange

L’uniformisation des règles sur le droit de propriété intellectuelle inquiète en outre le secteur de la santé. Le Canada a concédé à l’Union européenne des changements à son régime qui auront notamment pour effet de rallonger le délai de protection des brevets pharmaceutiques. Cette prolongation de la période pendant laquelle il sera impossible de développer des médicaments génériques moins dispendieux pourrait coûter au Canada plus de 850 millions de dollars par année, selon une étude du Centre canadien de politiques alternatives.

Quant aux retombées économiques, principales motivations de l’accord, elles sont loin d’être garanties. Une recherche réalisée pour le compte de l’Union européenne et du Canada soutient que l’accord pourrait créer une hausse de 20 % des échanges et que près de 80 000 emplois pourraient ainsi être créés. Ces projections ont toutefois été sévèrement critiquées par l’économiste Jim Stanford. À l’aide d’une simulation alternative (non fondée sur le modèle de l’équilibre général), cet économiste anticipe plutôt une perte de 28 000 à 150 000 emplois. Il ajoute que le déficit de la balance commerciale du Canada devrait s’aggraver, en plus de renforcer la dépendance du pays envers l’exportation de ses ressources naturelles, plutôt que de favoriser celle de biens transformés à forte valeur ajoutée.

Où est l’opposition au Canada?

Au regard des nombreuses conséquences de cet accord, une centaine d’organisations de la société civile des deux côtés de l’Atlantique a lancé un appel à l’action. En 2015 devrait se tenir une grande « Journée mondiale d’action contre le libre-échange » et en particulier contre les mécanismes de règlements de différends investisseurs-États. En Europe, le mouvement d’opposition à l’AECG, interprété comme un cheval de Troie du Traité transatlantique avec les États-Unis, est particulièrement actif. Le 24 septembre dernier, une centaine de militants de la Confédération paysanne a occupé le siège social de la multinationale agro-alimentaire Cargill.

Au Canada, l’opposition se montre discrète. Au Sommet d’Ottawa, on comptait quelques centaines de manifestants, bien loin des milliers du Sommet de Québec en 2001 contre la Zone de libre-échange des Amériques. Claude Vaillancourt se montre surtout « très déçu » de la position de l’opposition officielle : « Dans les dernières années, le NPD a fait une excellente opposition aux traités de libre-échange. On s’attendait qu’il démontre une opposition beaucoup plus féroce là-dessus. »

Quant aux mouvements sociaux, la conjoncture politique expliquerait peut-être leur relative absence. « La société est tellement attaquée de toutes parts, juge-t-il. Il suffit de penser aux mesures d’austérité, à l’exploitation des sables bitumineux. » Selon lui, ces mouvements gagneraient à trouver un terrain de convergence. « C’est un système que l’on combat. Souvent, on est porté sur sa petite lutte personnelle. Je ne veux faire la morale à personne, mais c’est souvent une tendance naturelle, alors que tout cela fait partie du néolibéralisme. »

Après cinq années de négociations derrière des portes closes, le traité s’ouvre enfin au débat public. Le Sommet d’Ottawa, loin de souligner la clôture du dossier, annonce plutôt l’amorce d’une lutte politique et sociale.