Vendredi, la cour martiale a déclaré l’adjudant André Gagnon non coupable d’agression sexuelle à l’endroit de l’ex-caporale Stéphanie Raymond. C’est un jury composé exclusivement d’officiers de sexe masculin qui dû se prononcer sur l’affaire. Oui : cinq militaires hauts-gradés de sexe masculin ont dû évaluer si leur collègue avait forcé sa subalterne à avoir des rapports sexuels avec lui, le 15 décembre 2011 au manège militaire de Lévis, suite à une soirée arrosée au centre-ville.
L’adjudant Gagnon a été acquitté. Nous ne connaîtrons pas les motifs de la décision du jury, que la cour ne rend pas publics. On sait cependant que les cinq officiers, suivant les directives du juge, devaient établir si l’adjudant avait eu recours à la force pour obtenir les faveurs sexuelles de sa subalterne, et s’il était plausible qu’il ait sincèrement cru que Stéphanie Raymond consentait aux actes entrepris. Que cette croyance ou perception ait été juste ou erronée, qu’importe; suffisait qu’elle ait été « sincère ».
Et après trois jours de délibérations, le comité a établi que toute cette histoire semblait n’être guère plus qu’un fâcheux malentendu.
Si l’adjudant a été jugé par le tribunal militaire plutôt que par un tribunal civil, c’est parce que les infractions alléguées ont eu lieu sur le territoire de la Défense. Ainsi, l’armée a la mainmise sur l’entièreté des procédures : la gestion de la plainte, l’enquête, puis le procès. Les procureurs sont des officiers, tout comme le juge et les jurés.
Lorsqu’il s’agit d’infractions d’ordre purement militaire, on peut comprendre la nécessité d’un tribunal habilité à rendre des décisions de manière efficace et expéditive. Mais le fait que cette compétence s’étende aux infractions de droit commun, notamment aux agressions sexuelles entre officiers, relève de l’anomalie. On prétexte que c’est pour maintenir l’unité et la discipline au sein des Forces. Dans l’armée, on lave son linge sale en famille! Mais vu la manière dont les plaintes pour agression sexuelle sont reçues et traitées au sein des Forces, cela semble plutôt trahir une volonté qui n’a rien à voir avec l’efficacité : celle de noyer le poisson.
Or, on l’apprenait au printemps dernier dans un reportage-choc du magazine l’Actualité, les chiffres sur les agressions sexuelles dans l’armée canadienne sont effarants. Chaque jour, cinq personnes seraient agressées sexuellement dans la communauté militaire. Mais seule une minorité des incidents, moins d’un sur dix, sont rapportés à la police militaire.
Et pour cause : l’attitude des Forces à l’égard des plaignants est plus que troublante. De la sourde oreille à l’intimidation pure et simple, ceux qui portent plainte contre un collègue finissent souvent par le payer cher. Stéphanie Raymond n’a pas échappé aux misères que la machine militaire fait subir à celles qui dénoncent leurs collègues. Des accusations ont finalement été déposées contre l’adjudant Gagnon, mais rappelons que la jeune femme y a laissé sa carrière.
Quant au procès lui-même, les comptes-rendus des audiences font mal à lire. Le plaidoyer livré par la défense se fondait essentiellement sur le fait que Raymond « savait très bien ce qu’elle faisait », le soir du 15 décembre 2011. Redoutable séductrice, elle se serait servie de ses attributs pour « voir jusqu’où elle pouvait aller pour séduire son supérieur ». Le procureur de l’adjudant Gagnon, suite à l’annonce du verdict, s’est même félicité devant les médias d’avoir démontré que Stéphanie Raymond n’était pas une pauvre brebis laissée seule devant le grand méchant loup.
Toujours, cette obsession de départir les femmes en deux catégories : les vierges et les putains. Les Saintes et les sirènes. Comme si seules les femmes de la première catégorie pouvaient « vraiment » être agressées, les autres ne subissant que la sanction naturelle de leurs comportements. Et généralement, le « tribunal populaire » se limite aisément à ce dilemme fallacieux. Plutôt que le comportement du présumé agresseur, c’est celui de la plaignante qu’on scrute à la loupe. Au lieu d’attribuer à l’agresseur la mauvaise interprétation du consentement, intentionnelle ou non, l’imputer à la victime. Et disculper moralement l’agresseur allégué, dès que la mesure du consentement se trouble ou se complexifie.
Il faut dire que ce n’est pas très surprenant. La banalisation la violence sexuelle, après tout, est l’apanage du patriarcat. Et on imagine difficilement une institution plus patriarcale que l’armée. On pourrait critiquer largement l’institution militaire sous cet angle – mais il n’y aurait rien de nouveau sous le soleil. En revanche, il serait naïf de croire que la banalisation des agressions sexuelles se limite aux institutions militaires. Le fait même que le système judiciaire canadien admette une exemption permettant que les affaires d’agression sexuelles soient entendues par la cour martiale témoigne d’une posture de « laisser-faire » et d’impunité beaucoup plus vaste.
Une agression sexuelle, même « entre officiers », ne devrait pas être jugée à travers le prisme de la discipline militaire. C’est un crime grave, qui relève du domaine civil. Uniforme ou pas. Territoire de la Défense ou pas. Admettre que ces affaires soient soustraites à un examen judiciaire en bonne et due forme, c’est en minimiser la gravité. Plusieurs pays ont déjà renoncé à ce que les infractions de droit commun soient jugées par une cour martiale. Pour mener une guerre franche à la violence sexuelle, le Canada devrait faire de même. Et le premier pas en ce sens, c’est reconnaître que le problème n’émane pas uniquement de la culture militaire, mais aussi de la culture du viol.