« Patria o Buitres ». Le slogan est partout sur les murs de Buenos Aires. En français : « la patrie ou les vautours ». Qui sont ces oiseaux que maudissent tant les porteños? Aux yeux du gouvernement et d’une majorité d’Argentins, ils sont les grands responsables du défaut de paiement technique qu’a été contraint d’afficher l’Argentine. Mais malgré l’avis de l’agence de notation Standard and Poor’s qui considère son pays en « défaut de paiement sélectif », le ministre de l’économie, Axel Kicillof, s’est montré inflexible lors de sa conférence de presse : « c’est une niaiserie monumentale de dire que nous sommes en défaut de paiement », a-t-il lancé en fin d’après-midi jeudi.
Il n’a pas complètement tort. Si l’Argentine ne peut acquitter sa dette, ce n’est ni par manque de volonté ni par pénurie de liquidités. Au contraire, c’est parce que les sommes devant être versées à certains créanciers du pays sont gelées depuis un mois dans les coffres d’une banque américaine, suite à une ordonnance d’un magistrat new-yorkais. En juin dernier, le juge Thomas Griesa a formellement interdit à l’Argentine de rembourser ses créanciers tant qu’elle n’aurait pas réglé son litige avec les célèbres « fonds vautours » américains. Depuis, le bras de fer entre Buenos Aires et les fonds spéculatifs de Elliott Management et Aurelius Management se poursuit. Ceux-ci réclament une somme de 1,3 milliards de dollars. Malgré la nomination d’un médiateur par le juge Griesa, les négociations des derniers jours n’ont pas abouties. D’où le blocage actuel. La situation est absurde : l’Argentine fait défaut pour un simple paiement d’intérêt de 540 millions de dollars, faute d’en être arrivée à une entente avec les spéculateurs américains. « Ce n’est pas un défaut, ils ne savent même pas comment appeler ça! » a déclaré le ministre Kicillof, de retour au pays. Quelles sont les causes de cette situation inédite?
Les vautours, la crise argentine et « le fantôme RUFO »
À l’hiver 2001, l’Argentine déclare faillite et annonce qu’elle fait défaut sur sa dette extérieure, à hauteur d’une centaine de milliards de dollars. La débâcle est catastrophique : explosion de la pauvreté, crise économique, exode des capitaux. Malgré tout, les gouvernements subséquents réussissent à s’entendre avec près de 93% des créanciers du pays, qui se rendent à l’évidence et acceptent une décote de 70% ainsi qu’un échelonnement des paiements. Les 7% restant refusent l’entente et deux fonds spéculatifs américains se portent acquéreurs de ces « créances pourries » pour des sommes dérisoires. Depuis des années, ils refusent toute restructuration de cette dette et multiplient les recours judiciaires afin d’obtenir un remboursement complet, rien de moins. La guérilla dure depuis dix ans.
Les vautours ont refusé cette semaine une offre de la dernière chance qui leur aurait assuré un rendement de 300%.
S’ils sont surnommés « fonds vautours », c’est qu’Elliot Management et Aurelius Management sont des fonds spéculatifs qui se spécialisent dans l’achat d’obligations d’entreprises ou d’État en difficulté. Leur stratégie est simple : acheter à des prix ridiculement bas des créances dont personne ne veut plus et – dans le cas des dettes souveraines – attaquer en justice le pays débiteur afin que celui-ci lui rembourse la totalité du prêt. Dans le cas de l’Argentine, Elliot Management s’apprête à faire une affaire en or. En 2008, le fonds achetait pour 50 millions de dollars US en dette argentine. Aujourd’hui, il réclame la coquette somme de 800 millions. Cela représente un rendement de 1600%. Selon le ministre Kicillof, les vautours ont refusé cette semaine une offre de la dernière chance qui leur aurait assuré un rendement de 300%. Elle a été balayée du revers de la main. C’était trop peu. On comprend pourquoi les Argentins serrent les dents.
Qui aurait cru que la misère humaine pouvait être si lucrative? Le chef du gouvernement argentin s’en est d’ailleurs pris directement aux États-Unis, allant jusqu’à accuser la justice américaine de partialité: « Si le juge est un agent des fonds spéculatifs, et si le médiateur est leur agent, de quelle justice parle-t-on? Il y a dans cette affaire une responsabilité de l’État, des États-Unis, qui doivent garantir les conditions d’un respect sans restrictions de la souveraineté des pays ». Au pays où « all men are created equal », la cupidité passe manifestement avant l’autodétermination des peuples.
Mais pourquoi l’Argentine ne se débarrasse-t-elle pas des charognards en leur lançant un bout de viande? Après tout, la dette totale du pays auprès des fonds vautours n’est que de 1,3 milliards de dollars US . Pour la troisième économie d’Amérique latine, ce n’est pas mer et monde : les réserves de sa banque centrale sont actuellement d’environ 30 milliards. Là où le bât blesse, c’est que le pays s’est engagé auprès de ses autres créanciers – ceux qui ont accepté une restructuration de leurs titres – à ne pas offrir de traitement de faveur à quiconque. C’est ce que le quotidien de gauche Pagina 12 a surnommé « la fantasma RUFO »: en vertu de la clause RUFO (Rights Upon Future Offer), dont peuvent se prévaloir tous les créanciers de l’Argentine, chacun peut exiger les mêmes conditions de remboursement que les vautours. Le Casa Rosada redoute avec raison un effet domino, puisque la facture pourrait alors s’élever à plus de 120 milliards de dollars. Résultat inévitable : une nouvelle faillite pour le pays de Maradona. Un retour à la case départ catastrophique, que veut à tout prix éviter le gouvernement.
Le début de la fin de l’ère Kirchner?
Si les effets économiques du défaut de paiement sont incertains, les conséquences politiques se font déjà sentir. Malgré un vaste sentiment de frustration à l’égard des vautours, la popularité du gouvernement en place prend un solide coup. Mardi dernier, un chroniqueur influent du quotidien conservateur La Nacion – premier quotidien du pays – prenait la balle au bond et tentait de canaliser la grogne populaire en direction du gouvernement Kirchner. « Ce n’est pas Griesa, ce sont les dépenses publiques », titrait-il. Le texte, largement partagé sur les réseaux sociaux, accusait les dépenses sociales du gouvernement de centre-gauche d’être responsables de la situation d’endettement : « un pays comme l’Argentine, soumis à des décennies de populisme, a créé peu de richesse ». Une rengaine que l’on connaît bien…
Voilà qui alimente un brasier que peine déjà à éteindre Christina Kirchner, présidente de l’Argentine, dont le gouvernement est plus impopulaire que jamais. Signe d’un réel affaiblissement, ses alliances avec le monde syndical s’effritent. L’éditeur argentin du Monde Diplomatique titrait déjà, plus tôt juillet : « Vers la fin du kirchnerisme? », anticipant « l’amorce d’une transition » politique en Argentine, probablement vers la droite. Les trois principaux aspirants à la présidence, même au sein du mouvement péroniste auquel appartient Kirchner, promettent de rompre avec les politiques sociales du gouvernement actuel.
Les alliés traditionnels du gouvernement sentent déjà la soupe chaude.
Les alliés traditionnels du gouvernement sentent déjà la soupe chaude. La semaine dernière, le quotidien Pagina 12 – généralement sympathique à la présidence Kirchner – publiait, dans le cadre de son dossier spécial sur « l’opposition et les vautours », un éditorial intitulé « les vautours intérieurs ». La thèse était claire : les fonds vautours sont une nouvelle manifestation de l’impérialisme américain, et si le défaut de paiement devait advenir, il faudrait demander des comptes à ceux qui « sans honte aspirent à être président en disant des choses comme « vous avez à faire ce que dit Griesa » ».
« La patria no se vende »
Et si les fonds vautours étaient les bérets verts de Wall Street?
« La patrie n’est pas à vendre » peut-on lire ici et là sur des affiches dans le centre-ville de Buenos Aires. Dans les pages des journaux, le ton monte. Le destin de l’Argentine vacille à nouveau. Un air de déjà-vu, soupire-t-on. Le pays est-il condamné à l’instabilité? Le peuple argentin, qui s’en est souvent mieux tiré que les autres sur son continent, goûte une nouvelle fois à l’arrogance de l’Empire. « À quel point les vautours sont-ils un élément dysfonctionnels du système? » s’interrogeait un économiste argentin dans un éditorial. Le cas argentin démontre qu’ils jouissent de la protection des États-Unis. (…) La puissance américaine laisserait-elle un allié comme la Corée du Sud ou Israël s’effondrer sous le marteau d’un juge octogénaire de première instance? Il faudrait plutôt commencer par reconnaître que les fonds vautours profitent aux États-Unis, puisqu’ils font le sale boulot que la diplomatie ne peut faire, tout comme par le passé ils étaient au service de la noble Couronne britannique» (source). Et si les fonds vautours étaient les bérets verts de Wall Street?
« Certains cœurs angéliques croient encore que tous les pays s’arrêtent là où s’étendent leur frontières » écrivait Eduardo Galeano. Cela fait déjà un moment que les États-Unis considèrent l’Amérique Latine comme leur cour arrière, confisquant la vie et le destin des peuples qui y vivent à force de privatisations, de pots-de-vin ou de coups d’état. Depuis jeudi matin, l’Argentine oscille entre la peur et la colère, pendant que les vautours tournoient dans le ciel.